samedi 12 décembre 2009



Petite histoire du bridge au Saguenay-Lac-St-Jean

par Bruce Wahl - 25 janvier 2000


Au Saguenay-Lac-St-Jean, on joue probablement au bridge depuis la fin de la guerre. On le pratiquait dans les milieux les plus divers: les chantiers, les collèges classiques, les clubs des Chevaliers de Colomb, etc. Dans les familles aussi évidemment. En général, c’est le bridge aux enchères qui prévalait. Le passage au contrat et au bridge duplicate s’est fait sous diverses influences. Monsieur Wahl, sympathique retraité de l’Alcan, anglophone et francophile, nous raconte l’épopée du bridge duplicata au Saguenay qu’il a rédigée vers le début des années 1970.


Le texte fut rédigé en anglais dans sa version originale. Gérard Côté et Marc Fiset l’ont traduit et adapté - avec l’accord de Monsieur Wahl - pour publication dans la revue Cartes sur table (Hiver 2000, vol. 15, no 1).









Bruce Wahl



Bridge mondain (avant 1948)


En 1946, quand je suis arrivé à Arvida, j’ai découvert deux choses à propos du bridge. Le bridge à l’enchère: l’ancêtre du bridge contrat, y était encore en vogue. Ainsi, un midi, lors d’une partie amicale à l’Alcan, j’avais annoncé quatre piques en soutien de la seconde couleur de mon partenaire. Il fit son contrat, mais se mit à regimber. Pourquoi as-tu fait cela ? Tu sais qu’il n’y a pas de différence dans la marque entre deux fait quatre et quatre fait quatre !


Mais à quoi joue-t-on ? Lui demandais-je. Au bridge à l’enchère et toi, à quoi joues-tu ? Me répondit-il.


Je découvris aussi qu’il y avait une séance de bridge tous les lundis soir au somptueux Saguenay Inn, aujourd’hui le Manoir du Saguenay. À cette époque, l’Alcan en pleine expansion recrutait ses gestionnaires et son personnel technique au sein des universités anglophones. La plupart étaient jeunes et célibataires et résidaient tous à l’élégant Saguenay Inn. Parmi ceux-ci, peu parlaient français ou même le comprenaient. D’ailleurs, ils ne faisaient à peu près pas d’efforts pour s’intégrer à la communauté francophone. En marge, ils développèrent ainsi leur propre microcommunauté où ils vivaient confortablement en anglais.


Il va sans dire que le club d’Arvida tenait ses séances en anglais seulement ; d’ailleurs les règles du club le stipulaient. Seulement quelques francophones, Cyrille Asselin et Roland Lavoie surtout, venaient y jouer. Mais ils devaient enchérir et discuter en anglais. On y jouait à sept ou huit tables, un mouvement Mitchell uniquement. Vous deviez réserver au moins quatre heures à l’avance pour jouer, probablement parce qu’on n’aurait su que faire d’une demi-table. Évidemment, personne n’avait entendu parler de l’ACBL et des points de maître.


La salle de jeu était magnifique. Le plancher était recouvert de tapis somptueux. Des meubles de style, en bois franc patiné avaient été disposés avec goût. Des toiles de style victorien ornaient les murs. Un piano à queue noir massif complétait l’ensemble. Tout y respirait l’ambiance des salons bourgeois du siècle dernier. Le bridge n’était, quant à lui, pas à la hauteur du décor. Il n’amenait que quelques bons joueurs seulement, dont j’étais! La partie était surtout un événement mondain dédié aux managers de l’Alcan et à leurs épouses. Le gratin du Saguenay y fréquentait.


Les irréductibles (1948 à 1950)


Ce temps de faste fut de courte durée et se termina avec le déménagement forcé du club au «Arvida Recreation Center», l’actuel foyer des loisirs. Vétuste, crasseux, plein de courants d’air et bruyant, le «WRECK» (en français, le Centre en ruine), pour ainsi dire, portait bien son sigle. La bâtisse abritait alors une salle de quilles, une salle de billard, une patinoire et la Fanfare du Saguenay (qui pratiquait dans la salle adjacente à celle du bridge). Dans ce nouvel habitat, le club perdit tout son lustre. Les membres anglophones de la haute quittèrent. Seuls quelques mordus persévérèrent: Ruby, ma tendre moitié, quelques anglophones et moi, mais aussi un petit groupe de francophones dont le nombre allait croissant. Je pense aux sœurs Leblanc, à Omer Leclerc, à Charlemagne et Berthe Tremblay, entre autres. Oscar et Madeleine Pelletier qui, pendant quelques années avaient tenu des séances de duplicata à Jonquière, se joignirent aussi à nous.


Cette période fut héroïque ! Nous ne jouions qu’à trois ou quatre tables. La salle était froide en hiver et l’orchestre nous cassait les oreilles. Il en coûtait 25 cents par année pour jouer. Pas de frais d’entrée. Pas de cartes de conventions non plus. On s’en passait d’ailleurs très bien: les seules enchères artificielles connues étaient Blackwood et Stayman. Si vous annonciez un contrat raisonnable et que vous jouiez la main convenablement - en retirant les atouts d’abord ! - vous étiez presque assuré d’un top.


En ce temps-là, un pas en avant signifiait parfois deux pas en arrière. Ayant appris comment organiser un mouvement avec un nombre paire de tables, vous dire combien de fois nous avons oublié le skip! Les joueurs, opiniâtres, rejouaient alors les mêmes donnes une seconde fois.


La renaissance (1950 à 1955)


Le club d’Arvida vivota ainsi jusqu’en 1950, année où Raoul Maltais et Bryan Rapson s’imposèrent en tant qu’organisateurs. Ultra-enthousiastes, ils ne ménagèrent pas les efforts. Avec eux, nous joignîmes l’ACBL de même que l’unité de Québec. Et, bientôt, nous commençâmes à courir les petits points de maître en participant, entre autres, aux tournois sectionnels de Québec. Je me souviens de Juliette Hazel, de Paul Laliberté, le père d’André et de Jacques, et de Noël Deschênes, l’excellent joueur qui rédigeait alors les chroniques de bridge.


Au début des années ’50, Raoul Maltais fonda le Club de bridge de Kénogami à l’église Sainte-Famille. Le soir de l’ouverture, il rameuta un phénoménal 14 tables, qu’il parvint de peine et de misère à entasser dans la petite pièce du sous-sol de l’église. Ne me demandez pas où Raoul les avait dénichés. Indubitablement, aucun ne connaissait le duplicata. En fait, quelques-uns n’avaient même jamais joué au bridge de leur vie ! Après chaque ronde Bryan, Raoul et moi devions aller de table en table pour expliquer comment colliger les scores sur les feuilles volantes. Bien sûr, notre trio jouait aussi. Qui avait déjà entendu parler d’un directeur qui ne joue pas ? Ce n’est qu’aux petites heures du matin que nous déterminâmes les gagnants, la compilation des résultats ayant présenté quelques difficultés inattendues.


Vint aussi l’amélioration de l’organisation des séances. Nous apprîmes les mouvements Howell, ce qui rendit les séances beaucoup plus agréables. Avez-vous déjà eu à subir un bye de cinq planchettes dans un mouvement de quatre tables et demie ?


Avec son introduction dans la communauté francophone, le bridge gagna rapidement en popularité, à telle enseigne qu’en 1954, à l’école Saint-Alfred de Jonquière, on jouait à plus de 20 tables et qu’en 1955, on ajoutait une seconde séance à Arvida.


Pendant plusieurs années le bridge fit relâche durant l’été. Mais nous étions sauvés par la séance hebdomadaire qu’Oscar et Madeleine Pelletier tenaient à leur chalet au bord du lac Kénogami. La moitié du plaisir était de s’y rendre. Le chemin n’était pas pavé et mon auto roulait alors sur les nouveaux pneus sans tube. Invariablement, chaque jeudi matin, le lendemain de la séance, j’avais au moins un pneu à plat ! Je me souviens aussi d’un soir alors qu’un puissant orage s’était levé durant la séance. Oscar, petit diable incarné, nous annonça qu’il serait trop dangereux de retourner à Jonquière et que nous devrions tous passer la nuit au chalet. En raison du manque de lits disponibles, il nous proposa une liste de partenaires de lit. Il avait choisi Charlotte Leblanc... Heureusement (!) La tempête se calma et nous retournâmes vertueux coucher chacun chez soi.


En plein essor (après 1955)


C’est durant la seconde moitié de la décennie que plusieurs clubs, toujours actifs aujourd’hui, furent fondés. Mario Tremblay ouvrit le club de Bagotville en 1957 dans le nouvel édifice municipal. Les premières séances eurent lieu alors que la construction n’était pas encore terminée et que le système de chauffage faisait défaut. Qu’à cela ne tienne, nous jouions en manteau d’hiver, avec tuque et mitaines! Vers le début des années 60, le secteur de la Baie des HA ! HA! offrait trois séances par semaine avec en moyenne 12 à 13 tables par séance.


En 1958, Paul Bergeron et le Frère Alphée ouvrirent une première séance à Chicoutimi à l’école Dominique-Racine. Plus tard, on déménagea au chalet du Parc Rosaire-Gauthier où le Club de bridge Chicoutimi y exerça ses activités jusqu’au début des années ’80.


De temps à autre, Bryan Rapson et moi étions invités à organiser des séances à la Base militaire d’aviation de Bagotville. C’était très sympathique: le drink ne coûtait que 50 cents. Mais il était toutefois difficile d’assurer la continuité des activités puisque les joueurs étaient fréquemment transférés vers d’autres cieux.


Le bridge ne cessait de croître en popularité et de nouveaux joueurs au talent remarquable entrèrent en scène: Gaby Julien et Solange Bouchard de Jonquière, Laurier Girard et Fernand Gagnon de La Baie et Marthe Fortin de Chicoutimi, pour ne nommer que ceux-là.


À cette époque, les joueurs apprenaient en kibitzant, en glanant des conseils ici et là. Au Saguenay, il faut attendre le début des années 60 avant qu’un premier professeur de bridge digne de ce nom, Solange Bouchard, ne monte en chaire. Enseignante de formation, elle fit de l’enseignement du bridge une véritable vocation. Elle fut la première canadienne à donner des cours de bridge à la télévision et rédigea même un livre, contribuant par son dynamisme à attirer les nouveaux joueurs et à les former.


En 1964, par exemple, après une intense campagne radiophonique, on réussit à attirer 60 nouveaux adeptes du Lac-Saint-Jean pour suivre un de ses cours. Pierrette et Yvon Ouellet, Guy Bouchard, Marcelle et Laurent-Jules Harvey, Jeanne et Roger Haine, Colette et Paul Abel, ses plus brillants élèves, présidèrent ensuite à la fondation du club de bridge d’Alma.


C’est en 1969 que la Ligue de bridge Saint-Laurent-Sag-Lac (unité 199) fut fondée en tant qu’entité distincte de celle de Québec. Raoul Maltais en fut le président pendant les 15 premières années.


La pratique du bridge


Outre les compétitions par paires, nous aimions aussi jouer en équipe de quatre. Ces tournois étaient du type Board-a-Match. Le mouvement Suisse ne fit son apparition que vers la fin des années ‘60. Une fois, nous avons même expérimenté des équipes de huit ! J’avais planifié le mouvement. Malencontreusement, pour la seconde demie tous les joueurs d’Arvida prirent place en Nord-Sud alors que ceux de Jonquière s’assirent en Est-Ouest. J’ai compilé les résultats sur la base de la première demie et en ai gardé le secret jusqu’à ce jour. Le mouvement individuel était aussi en vogue jusqu’à ce fameux tournoi où 48 joueurs se présentèrent. Cela nous prit toute la nuit pour établir les scores. De mémoire, ce fut le dernier tournoi de ce type au Saguenay!


Bien que Charles Goren fût durant cette période le Roi du bridge et que son système d’enchères eût la faveur populaire, d’autres systèmes émergeaient. Quelques bridgeurs tentèrent l’expérience du système Roth-Stone: ouverture solide, saut en changement de couleur faible, double négatif et psychique contrôlé. Dans nos clubs, l’application de ce système s’avéra parfois problématique. Les psychiques étaient servis à toutes les sauces et le flanc dupé perdait, à l’occasion, tout contrôle de soi.


Apparurent aussi de nouvelles conventions. Le sans-atout "Woodson" fut sans doute la convention la plus utilisée sans le moindre discernement. En ouverture, cette enchère annonçait une main balancée de 12 à 14 points ou de 16 à 18 points. Le partenaire devait faire une enchère conventionnelle – je crois que c’était 2 carreaux – pour que l’ouvreur précise son pointage. L’objectif de la convention était de museler l’opposition qui, ne sachant la force de l’ouvreur, n’osait risquer une intervention. En fait, il était préférable pour le flanc de se taire. Tout ce qu’il y avait à faire était d’attendre l’annonce finale, de contrer et de récolter paisiblement les 700 points !


En guise de conclusion


Je fus déçu par le retrait de la communauté anglophone lorsque le club quitta le Saguenay Inn. À ce moment, la survie du bridge au Saguenay était, à mon avis, compromise. Fréquemment nous jouions à 3 tables ce qui n’était pas très stimulant. Mais voilà, avec un peu de persévérance et l’ajout de sang neuf, le bridge s’implanta rapidement dans la communauté francophone pour devenir un loisir prisé par un nombre toujours croissant d’adeptes.


Plus tard, sous l’impulsion des changements sociaux du début des années 60, la communauté anglophone se mit à décroître. Plusieurs de mes amis et collègues de travail quittèrent la région. Ruby et moi sommes restés. Les liens d’amitiés tissés au club de bridge furent plus forts que tout.


Avec un recul de près de 50 ans, il est possible d’apprécier comment la pratique du bridge s’est transformée. Les types de compétitions ont changé s’ouvrant sur le besoin de reconnaissance du plus grand nombre. L’ordinateur est venu simplifier le travail des directeurs. La théorie des enchères a passablement évolué. Le jeu s’est complexifié s’offrant toujours en défi à qui veut le maîtriser.

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