samedi 21 novembre 2009

Occupation de l’usine d’Alcan à Arvida

Le Saguenay, une région court-circuitée

par Jean-Guy Girard
L’occupation de l’usine d’Arvida par les travailleurs d’Alcan est à marquer d’une pierre blanche dans l’histoire du mouvement ouvrier québécois. Jean-Guy Girard en fait ici la chronique.

26 janvier 2004 en fin de soirée, les 560 travailleurs des salles de cuves Sodërberg occupent l’usine d’Arvida et reprennent la production de l’aluminium contre la volonté d’Alcan. Ils écrivent une page d’histoire du syndicalisme au Canada : c’est la première fois que des syndiqués prennent le contrôle de leur entreprise pour continuer la production. Même à l’échelle internationale ce type d’action est rarissime. Les syndiqués d’Arvida gagnent ainsi l’adhésion de toute la communauté à leur cause. L’occupation prendra fin le 14 février sous le coup d’une ordonnance de la Commission des relations de travail du Québec qui oblige les travailleurs et le syndicat à « … reprendre le travail normal sous la supervision du personnel cadre d’Alcan ». L’occupation d’usine aura duré 19 jours, gardant en haleine la multinationale Alcan et toute une région. Les travailleurs auront réussi, grâce à leur coup de force, à faire parler de la fermeture dans les médias québécois et même canadiens.

Le 22 janvier dernier, en annonçant sans préavis la coupure de 560 emplois, Alcan a rompu un pacte tacite avec le Saguenay–Lac-Saint-Jean. Le seul contrepoids à tous les privilèges qu’on lui accorde, à tous les désagréments qu’elle occasionne à cette région, c’est le salaire qu’elle verse à ses travailleurs. En 1984, 12 000 personnes travaillaient pour Alcan au Saguenay–Lac-St-Jean, le 22 janvier dernier, la coupure de 560 emplois représentait 10 % des 6 000 emplois restants. « L’Alcan s’est accaparée l’essentiel de l’énergie hydro-électrique de cet immense bassin hydrographique, elle a noyé les meilleures terres agricoles du Lac-Saint-Jean, a pollué le Saguenay avec du mercure et des HAP. Ces quelques ingrédients du cocktail chimique nécessaire à la transformation de la bauxite en aluminium ont rendu les crevettes de cet immense cours d’eau impropres à la consommation depuis 1970 et mis les bélugas sur la liste des espèces en voie de disparition. Les conditions de travail déplorables chez Alcan pendant des décennies ont permis à Saguenay d’avoir le championnat du plus haut taux de cancer du poumon au Canada et de se maintenir au premier rang pour quelques autres types de cancer dont celui de la prostate. En fermant ses vieilles installations sans les remplacer, elle nous lègue un environnement industriel dégradé. »

22 janvier 2004 au matin, au Saguenay-Lac-Saint-Jean on sait que quelque chose se prépare. Alcan a convoqué la presse à 15h. Des leaders syndicaux, Alain Proulx et Jean-Marc Crevier, deux anciens présidents du Syndicat national des employés de l’aluminium d’Arvida (SNEEA), sont sortis sur la place publique la semaine précédente pour révéler qu’Alcan émettait des signaux à l’effet qu’elle veut fermer ses salles de cuves Sodërberg rapidement, devançant de dix ans le calendrier prévu. C’est finalement un Jean Charest « piégé » qui fera l’annonce en direct de Davos à 13h au sortir d’une rencontre avec Travis Engen, président étasunien de la plus grande multinationale canadienne. Alcan a prévenu la Sûreté du Québec et celle-ci a dépêché en région un contingent d’anti-émeutes : « Après tout, les gars pourraient se choquer ». En fin de journée, la région ressemble à un vieux boxeur en KO technique ; les mauvais coups pleuvent depuis plus d’un an, aucune partie du corps n’a été épargnée. L’année dernière c’était Agropur, le coup avait été asséné par notre multinationale coopérative québécoise qui annonçait la fermeture de Chambord (160 emplois) et s’accaparait 100 millions de litres de lait, détournés pour être transformés dans des usines du centre du Québec ; en décembre c’était Abitibi Consol à La Baie qui annonçait la fermeture « pour une durée indéterminée » de son usine de pâte et papier, jetant à la rue 625 employés, etc. Le dernier coup frappé par Alcan était en dessous de la ceinture mais l’arbitre avait le dos tourné, comme à l’habitude.

23 janvier, en région la réaction est unanime. Même les alliés habituels de l’Alcan, politiciens, éditorialistes et chambres de commerce, y vont de déclarations incendiaires. André Harvey, député libéral fédéral de Saguenay déclare : « Il faut taxer les mégawatts qu’utilise Alcan ». Il se fait même incisif pour un élu : « Le service de relations publiques de l’Alcan est tellement efficace qu’il contrôle les autorités civiles au Canada. Ils ont aussi des contacts dans tous les médias d’information. La preuve c’est que la fermeture des cuves d’Arvida qui touche 560 travailleurs ne fait même pas la une des quotidiens nationaux ». Malgré la colère qui gronde on ne s’attend pas à grand chose de la part du syndicat. Les choix sont limités : boycottage des heures supplémentaires, appel à une manifestation publique… Mais après tout, l’annonce de la fermeture est assortie d’un engagement d’Alcan que les 560 travailleurs seront protégés ; on procédera en grande partie par attrition, retraites anticipées, reclassement, etc. Finalement, les travailleurs qui devraient être les plus touchés s’en tirent plutôt bien. Dans la région, on les considère généralement comme des « gras durs » avec des salaires d’au moins 60 000 $ par année.

26 janvier en soirée sur le plancher de l’assemblée générale la proposition serait venue du P’tit Mario : « Y ont décidé de fermer dix ans à l’avance sans nous en parler, nous autres on prend le contrôle de l’usine. Nous autres on continue à produire, y viendront nous sortir ». Alain Proulx, maintenant président de la Fédération des syndicats du secteur aluminium (FSSA) explique : « Même si on ne fait pas partie de la même centrale, tous les syndicats de l’aluminium sont assis ensemble dans une intersyndicale. La solidarité a été instantanée pour fournir l’électricité, la bauxite, l’alumine, tous les éléments dont on avait besoin pour repartir la production. » En faisant cette annonce d’une manière aussi sauvage, l’Alcan savait qu’elle pouvait s’attendre à tout. « Ce que craignait l’Alcan, c’est que les travailleurs laissent durcir le métal dans les cuves, ce qui les aurait rendues inutilisables. Ils veulent cannibaliser les vieilles cuves, les Sodërberg ce n’est plus bon à Arvida mais ils continue à produire avec ces cuves à Shawinigan et à Beauharnois. »

Samedi 31 janvier, 5 000 personnes marchent dans les rues d’Arvida à Saguenay pour manifester leur solidarité avec les travailleurs et signifier leur colère à l’Alcan. Dans les médias québécois, cette manifestation sera un peu éclipsée par celle organisée la même fin de semaine contre la centrale thermique le Suroît d’Hydro-Québec, qui réunira elle aussi 5 000 personnes à Montréal. À Saguenay, les gens viennent aussi manifester parce qu’ils savent que la fermeture des Sodërberg ne touchera pas que les travailleurs. Pour chaque poste aboli à l’usine on en perdra trois à l’extérieur. Dans le commerce, les services, dans les petites entreprises satellites on sait que si ces emplois ne sont pas remplacés, on assistera à une dévitalisation économique.

La guerre de l’opinion. L’Alcan tient beaucoup à son image. Au premier rang mondial de la production d’aluminium depuis l’acquisition de Péchiney, son image est importante partout dans le monde et accessoirement au Saguenay-Lac-Saint-Jean. Le 22 janvier, Alcan fait deux annonces à Davos. La première, répercutée par Jean Charest qui « scoopait » l’annonce de la fermeture en région. La deuxième, c’est l’annonce d’un prix annuel d’un million $ US pour les groupes environnementaux en développement durable. Serait-ce sous-estimer Alcan que de croire que l’émission de ces deux nouvelles le même jour est le fruit du hasard ? Une recherche sur la Toile avec les mots Alcan et Davos donne des résultats bien différents selon la langue. En français, plusieurs des résultats de recherche font état de la fermeture des usines, en anglais un seul des 30 premiers résultats y fait référence et il s’agit d’un média alternatif.

Pour bien comprendre la situation, il faut savoir ce que représente l’Alcan dans la région. Il y avait 12 000 travailleurs à son emploi en 1984, mais on n’en comptait plus que 6 000 au moment de l’annonce de la fermeture des Sodërberg. La compagnie, qui s’appelait à l’époque Alcoa, est arrivée dans les années 20 à la recherche d’une grande quantité d’électricité à peu de frais. Elle s’est associée avec Duke, un milliardaire étatsunien qui avait acheté les droits hydrauliques sur le Saguenay et le Lac-St-Jean pour une poignée de dollars. La mise en marche de la centrale Isle-Maligne en 1926, le plus grand barrage au monde à l’époque, s’est faite de manière sauvage, au détriment de la classe agricole. On a créé de toutes pièces la ville d’Arvida (du nom du président d’Alcoa à l’époque ARthur VIning DAvis), ville entièrement construite puis contrôlée par la compagnie. Alcan, qui appartint pendant longtemps exactement aux mêmes actionnaires américains qu’Alcoa (A. V. Davis, les frères Mellon, etc.), aurait été fondée pour permettre à « l’entreprise canadienne » de maintenir un cartel de l’aluminium. Alcoa ne pouvait plus le faire parce que poursuivie aux États-Unis pour ses pratiques monopolistiques, en vertu de la même loi selon laquelle on poursuivait Microsoft et Bill Gates ces dernières années. On se demande encore pour quelles raisons Alcan a échappé à la nationalisation de l’électricité en 1962. On se demande encore pourquoi le gouvernement du Parti québécois, avec en tête Jacques Brassard, a renouvelé le bail de la Péribonka pour 75 ans en 1984, sans exiger un plancher d’emplois pour la région.

Pendant le conflit, le député Harvey a estimé à 500 millions $ par année l’avantage comparatif que retire Alcan de sa maîtrise de l’énergie hydroélectrique du Saguenay–Lac-St-Jean. Alcan n’a pas réfuté les chiffres, Margot Tapp, sa porte-parole, se contentant de dire que c’était complexe à calculer. Un des principaux enjeux du conflit est de savoir ce qui adviendra des 200 mégawatts libérés par l’arrêt de production des Sodërberg. « Nous nous battons pour nos enfants et nos petits enfants », ont souvent rappelé les syndiqués. De là leur exigence d’une usine de remplacement, pourtant promise par Alcan pour Jonquière. Mais c’était avant qu’Alcan avale Péchiney et achète 25 % des parts dans Alouette… Les syndiqués dénoncent un petit jeu de coulisses qui ferait sortir ce 200 mégawatts de la région pour produire ailleurs de l’aluminium.

Le syndicat a repris ses négociations avec Alcan pour établir le sort de chacun des 560 travailleurs touchés. « Nous continuerons la lutte, nous avons une responsabilité face aux générations futures. L’Alcan a des contrats signés avec GM. S’ils le voulaient, ils pourraient annoncer demain la construction d’un plan à Jonquière ». Alain Proulx ajoute : « Regardez notre fonds de pension, 1 milliard 200 millions $ et l’Alcan ne veut pas nous dire où s’en va notre argent. Ça ne se passera pas comme ça. En prenant des congés de cotisation, ils nous ont volé 150 millions $, c’est fini ce temps-là. Un des principaux enjeux de cette bataille est le contrôle des matières premières, mais on ne peut pas la faire tout seuls, il faut que ça se déplace sur le terrain politique. Là-dessus, la région a beaucoup de chemin à faire. »

Jean-Guy Girard

Journaliste indépendant, il s’est impliqué dans le lancement du journal À Cause ?, un mensuel régional indépendant tiré à 115 000 exemplaires qui n’a pas réussi à aller chercher suffisamment de publicité pour passer le cap d’une première année d’édition. Il est aussi comédien scripteur avec LA RIA, une troupe de théâtre d’intervention et, enfin, propriétaire du Gîte Almatoit.

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